Découverte d'un pan de l'histoire nationale. Dans le sillage des négriers suisses

Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, des négociants suisses installés dans les ports français ont participé, de manière directe ou indirecte, au financement d'expéditions d'achats et de ventes d'esclaves. Un fait historique neuf qui devrait à court terme nourrir le débat politique.

Philippe Simon
Le Temps, Samedi 31 janvier 2004
Rubrique: régions


En 1790, le «Ville de Lausanne», les cales alourdies de marchandises, quitte le port de Marseille. Destination: le Golfe de Guinée, et ses nombreux comptoirs. Il y embarquera 550 esclaves noirs, direction le Nouveau Monde et ses plantations. L'histoire ne dit pas combien de captifs mourront pendant la traversée de l'Atlantique. Pour mener cette opération de traite, le «Ville de Lausanne» était armé par une société de négoce vaudoise.

De nombreux autres négriers sillonnaient les mers grâce à des fonds suisses. C'est ce que révélera l'article à paraître de Bouda Etemad, professeur d'histoire aux Universités de Genève et de Lausanne: «Au XVIIIe et au XIXe siècle, des maisons de commerce, principalement de Bâle et de Neuchâtel, approvisionnent en produits manufacturés, notamment des textiles, des navires négriers au départ de ports français. Elles ne se contentent pas d'investir dans des cargaisons de traite. Elles participent financièrement à des expéditions négrières le long des côtes d'Afrique. Il arrive qu'elles arment elles-mêmes des bateaux négriers.»

Ces révélations ne manqueront pas de faire sensation. Car, depuis le printemps 2003, des historiens suisses tentent d'établir dans quelle mesure certains de leurs compatriotes ont, en leur temps, participé au système esclavagiste. Le Conseil fédéral lui-même s'est décidé à y voir plus clair (lire ci-dessous). L'implication, directe ou indirecte, de négociants suisses étant désormais avérée, il s'agit dès lors de savoir qui ils étaient, et quel fut leur rôle.

La pointe de l'iceberg

Jusqu'ici, ce questionnement n'avait guère retenu l'attention des historiens du pays. Tout au plus des chercheurs du siècle passé ont établi que plusieurs familles suisses possédaient, au XVIIIe siècle, des plantations dans le Nouveau Monde et y employaient des esclaves: les noms de Du Peyrou pour Neuchâtel, de Butini, Dunant ou Fatio pour Genève ont été cités. De même, des troupes suisses furent envoyées en 1802 sur ordre de Napoléon en Haïti pour y mater la rébellion des esclaves.

Pour condamnables qu'ils soient, ces aspects ne constitueraient qu'une parcelle des implications suisses liées à l'esclavagisme: le chantier historique qui a été ouvert l'an dernier laisse apparaître que l'essentiel tient à la participation de Suisses à l'organisation de la traite négrière elle-même. C'est-à-dire, au sens strict, à l'achat et au commerce de Noirs.

On trouve trace de l'activité de ces maisons de négoce suisses dans les différents répertoires des expéditions négrières lancées à partir des ports de Nantes, La Rochelle, Le Havre, Marseille, et Rochefort. Actives, selon ces archives, de 1783 à 1827 – ce qui indique qu'elles ont illégalement poursuivi leurs affaires après l'interdiction de la traite par le Congrès de Vienne de 1815 –, elles ont pour nom Petitpierre (de Couvet – NE), Favre (de Couvet également), Charles Rossel (de Neuchâtel), ou encore Simon & Roques (de Bâle).

L'indienne, monnaie négrière

Pour partie, ces maisons suisses se signalent par la confection et la fourniture aux négriers de cargaison de traite, soit les marchandises qui étaient échangées dans les comptoirs africains contre des esclaves noirs. Ces cargaisons sont constituées de métaux, d'armes à feu, de poudre, d'alcool, et surtout de textiles et plus particulièrement d'indienne, une étoffe de coton peinte ou imprimée. A la fin du XVIIIe siècle, ce produit est devenu une spécialité helvétique. L'indienne est principalement manufacturée dans les régions de Genève, Neuchâtel et Bâle.

Ces cités ont profité ainsi de la Révocation de l'Edit de Nantes en 1685 et de l'interdiction de fabriquer de l'indienne que le Royaume de France impose à ses sujets dès 1686. Victimes de ces deux décisions, les huguenots ont été contraints à l'exil, et ont fait profiter de leur savoir-faire les territoires qui les ont accueillis. D'où la dynamisation de l'indiennerie dans les villes suisses: les producteurs suisses ne tardent pas à s'engouffrer dans la brèche française, et ouvrent dès 1760 des filiales à Nantes.

Un canton sur les bords de la Loire

«Nantes était le premier port négrier de France», observe le professeur Etemad. Les Suisses se sont retrouvés dès lors associés aux échanges liés à la traite des Noirs. L'implantation suisse prit si bien dans le port breton que, dès les années 1780, les manufacturiers suisses assurent 80 à 90% des indiennes produites dans la région, avec l'Afrique comme principal débouché. «Les Suisses de Nantes sont assez nombreux aux yeux d'un chroniqueur local pour former un canton sur la rive droite de la Loire», souligne le professeur Etemad. Certains bâtirent même de véritables empires commerciaux, tel le Neuchâtelois Jacques-Louis Pourtalès (1722-1814), qui possédait un réseau de fabriques et de comptoirs disséminés dans toute l'Europe.

Très logiquement, certains fabricants suisses d'indienne prirent une part plus directe à la traite, en contribuant au capital de diverses expéditions. Un exemple: entre 1786 et 1793, la maison bâloise Simon & Roques investit dans douze campagnes négrières, qui se soldèrent par la déportation de plus de 3000 êtres humains. Une autre maison bâloise, la firme Burckhardt, qui produisait de l'indienne tant sur les bords du Rhin que dans sa filiale nantaise, établit un record en la matière, en participant à pas moins de 21 expéditions.

Une petite armada aux consonances helvètes

Ces affaires étaient trop florissantes pour ne pas inspirer d'autres sociétés de négoce suisses installées sur des ports français. A leurs activités de commerce traditionnelles, elles ajoutèrent l'armement, partiel ou complet, de navires. A partir de 1783, une petite armada négrière aux consonances très helvètes sillonne les océans: les Bâlois Weis et fils affrètent le «Treize Cantons» en 1783 puis en 1786, ainsi que le «Ville de Basle», en 1786 toujours, déportant 1000 esclaves. Société en commandite vaudoise mise sur pied à Marseille, D'Illens-Van Berchem équipe quatre navires entre 1790 et 1791 (le «Ville de Lausanne», le «Pays de Vaud», «L'Helvétie» et «L'Anaz»), responsables de la déportation de 1000 personnes au bas mot. Ces opérations commerciales n'étaient pas sans risques. Certains bateaux n'arrivèrent jamais à destination: le «Passe-partout», mis à flots par les Bâlois Riedy & Thurninger et parti de Nantes en 1790, devait couler corps et biens.

En presque quarante-cinq ans de participation directe ou indirecte à la traite négrière, les entreprises suisses impliquées auront participé à quelque 80 expéditions au départ de ports français. Sur cette base de calcul, le professeur Etemad estime de 15 000 à 20 000 le nombre d'esclaves déportés dans ces conditions, «soit 3% à 4% des Noirs déplacés par la France ou environ 0,5% par l'Europe». Il faudra attendre 1831 pour que la traite française disparaisse définitivement.

*«Les Suisses et la traite négrière atlantique», dans B. Etemad & al., La Suisse et l'esclavage des Noirs, Editions Antipodes (Lausanne).

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La traite des Noirs et nous: émergence d'un nouveau débat politico-historique

Le rôle de ressortissants suisses dans la traite des Noirs nourrit un intérêt neuf, mais croissant.

Philippe Simon

A Neuchâtel, l'affaire avait fait grand bruit. Le 9 mars 2003, dans la Collégiale du chef-lieu, le pasteur Théo Buss débute sa prédication, retransmise sur les ondes de la Radio suisse romande. Son thème: «Dieu préfère les opprimés.» Son argumentation: la comparaison des destins de Max Havelaar, pionnier de la défense des indigènes, et de Pierre Alexandre Du Peyrou (1729-1794), une figure de l'histoire locale, qui fit construire et donna son nom à un hôtel particulier sis à Neuchâtel, faubourg de l'Hôpital.


Scandale à Neuchâtel

Au centre de la prédication du pasteur – et de la polémique qui va en découler –, deux phrases: «Pierre Alexandre Du Peyrou tirait l'essentiel de ses rentes de l'exploitation des esclaves qu'il possédait au Surinam. [...] Du Peyrou est en bonne compagnie; il n'est de loin pas le seul qui ait profité de l'entreprise coloniale, même si la Suisse n'avait pas de colonies: il y a eu des de Meuron, il y a eu David de Pury, considéré comme le bienfaiteur de notre ville.»

Stupeur et malaise. Même si les historiens qui se sont penchés sur le sujet disent ne pas avoir de preuve tangible de l'implication d'un David de Pury dans l'esclavagisme, le mal était fait. Les lettres de protestation se sont succédé; le député libéral-PPN au Grand Conseil, Claude Zweiacker, a fait part de sa colère aux lecteurs de Réalités neuchâteloises, l'organe du parti; l'affaire a trouvé son terme par une mise au point publiée par La Vie protestante, dans laquelle les autorités paroissiales se sont distanciées des propos du pasteur.

Cette querelle neuchâteloise est révélatrice. Depuis une année, l'implication de Suisses dans l'esclavagisme remue les esprits. Ainsi, naît un objet de recherche historique, auquel l'Université de Lausanne a consacré un premier colloque en novembre 2003. Après l'affaire des fonds juifs et celle des relations de la Suisse avec l'Afrique du Sud de l'apartheid, un nouveau débat politico-historique émerge.


D'un cabaret saint-gallois au Conseil fédéral

Le mérite en revient à un cabarettiste saint-gallois, par ailleurs enseignant en histoire et ancien député socialiste au Grand conseil. En 2001, Hans Fässler cherche une idée de spectacle pour commémorer le bicentenaire de son canton. Il jette son dévolu sur Toussaint Louverture, héros de l'indépendance haïtienne, emprisonné au Fort de Joux, près de Pontarlier, où il est décédé en 1803. Hans Fässler découvre au fil de ses recherches que des commerçants de l'Est de la Suisse se seraient enrichis en finançant des transports d'esclaves.

Le spectacle de Hans Fässler, «Louverture stirbt 1803», gagna en résonance grâce à la Conférence mondiale contre le racisme de Durban en 2001. La conseillère nationale Pia Hollenstein (Verts/SG), interpelle, le 5 mars 2003, le Conseil fédéral sur la «participation de la Suisse à l'esclavage et au commerce transatlantique des esclaves». En décembre, le gouvernement, par la bouche de Micheline Calmy-Rey, répond que le «Conseil fédéral regrette que des citoyens suisses aient pu être impliqués dans le commerce des esclaves, mais rappelle que la Suisse n'a pas été une puissance coloniale et n'a pas été impliquée dans ce commerce.» En parallèle, divers postulats et interpellations ont été déposés dans onze cantons (Neuchâtel, Vaud, Genève, Berne, Bâle-Ville, Zurich, Saint-Gall, Appenzell Rhodes-Extérieures, Thurgovie, Schaffhouse, Grisons) et trois villes (Saint-Gall, Zurich, Bâle).