Suisses escalvagistes ?
Bénédict de Tscharner
«
cette violence génératrice d'histoire ! »
Dévoiler des chapitres honteux de l'histoire, briser des tabous, dénoncer des comportements inavouables : la mode ne date pas d'aujourd'hui. L'histoire des guerres, celle des conquêtes coloniales et des régimes oppresseurs a fourni et fournit encore des épisodes en grand nombre qui, d'abord glorifiés, puis oubliés, plus tard refoulés ou niés et, enfin, révélés et interprétés, parfois même surmédiatisés, finissent par faire partie intégrante de notre perception des siècles passés et en permettent la compréhension. Cette quête de la vérité, cruelle ou non, finit aussi par modifier, ne serait-ce que dans les nuances, l'image que nous nous faisons de notre pays.
Et voici que les historiens nous parlent des Suisses qui auraient pratiqué l'esclavage ou auraient organisé, financé ou profité de la traite des Noirs. Je me baserai sur deux publications récentes. La première étude est une présentation assez large du sujet :
=> Thomas David, Bouda Etemad, Janick Marina Schaufelbuehl, La Suisse et l'esclavage des Noirs, Ed. Antipodes, Lausanne, 2005
Ce livre tend surtout à rejeter la thèse, qui a prévalu pendant plus de deux siècles, que la Suisse n'avait rien à voir avec la conquête coloniale et, par conséquent, avec la traite négrière qui a suivi le dépeuplement des Amériques par les conquérants européens. Sur la base de matériaux originaux, les auteurs démontrent que des marchands, des maisons de commerce et des financiers suisses ont participé aux activités lucratives qu'ouvrait l'exploitation des Noirs aux 18e et 19e siècles : financement, construction et assurance de navires négriers, établissement de comptoirs sur la côte africaine, commerce dit triangulaire entre l'Europe, l'Afrique et les Amériques, transport d'esclaves, exploitation de plantations au Brésil, au Surinam, aux Caraïbes, mais aussi dans les Etats du Sud des Etats-Unis, expéditions militaires d'unités suisses au service de souverains étrangers contre des rébellions d'esclaves.
Hans Faessler, député au Grand Conseil saint-gallois, mais aussi auteur d'un spectacle préparé pour célébrer le bicentenaire de son Canton, choisit la vie de Toussaint Louverture, héros des révoltes d'esclaves sur l'île de Saint-Domingue (dès 1791) et de la lutte pour l'indépendance de Haïti, ainsi que le rôle qu'ont joué des soldats suisses envoyés sur place par Napoléon pour illustrer le même sujet :
=> Hans Fässler, Reise in Schwarz-Weiß, Schweizer Ortstermine in Sachen Sklaverei, Rotpunkt Verlag, Zürich, 2005
En mars 2003, cette pièce inspira à la conseillère nationale saint-galloise Pia Hollenstein une interpellation, solidement étayée sur nombre d'exemples historiques, dans laquelle elle demandait à la Conseillère fédérale Micheline Calmy Rey quelles réflexions lui inspirait « l'ampleur manifeste de ces liens entre de larges pans de l'économie et de la société suisses, d'une part, et l'esclavage et le commerce des esclaves, d'autre part. » ; elle invitait le Conseil fédéral à réétudier cette problématique ou à apporter son soutien aux travaux de recherche effectués sur ce thème et terminait son intervention par la suggestion que la Suisse mette au point « des concepts relatifs à une réparation et à une indemnisation au bénéfice de l'Afrique. »
Dans les réponses qu'elle a été amenée à donner à cette question, la Suisse officielle a, bien évidemment, rejoint le canon de la Communauté internationale, déplorant ces tragédies et exprimant des regrets pour les immenses souffrances humaines de millions d'hommes, femmes et enfants du fait de l'esclavage. En même temps, elle répète que la Suisse n'a pas été une puissance coloniale et souligne que les autorités de l'époque n'étaient pas en mesure d'interdire ou de sanctionner des activités commerciales privées à l'étranger.
Quant à la question d'une éventuelle réparation, d'une indemnisation ou d'actes symboliques envers l'Afrique ou des descendants d'esclaves, elle reste ouverte, à moins que l'on veuille considérer que la mobilisation abolitionniste ou antiesclavagiste que l'on retrouve en Suisse au 19e siècle, notamment dans les milieux intellectuels et chrétiens - Madame de Staël et le Groupe de Coppet, plus tard Henry Dunant ou encore la Mission de Bâle en ont fait une de leurs causes -, mais aussi l'engagement idéaliste de soldats suisses dans les rangs de l'Union pendant la guerre de Sécession en Amérique ou de nombreux cas de rachat d'esclaves pour des raisons humanitaires puissent marquer une sorte de repentir et offrir une compensation par les générations postérieures aux comportements de leurs ancêtres.
A notre époque, certains voudraient considérer la coopération au développement, le désendettement et l'action en faveur des victimes de violations des droits de l'homme, qui font partie intégrante de la politique étrangère suisse, comme tombant dans la même catégorie d'actes expiatoires. Tout en approuvant, bien sûr, ces contributions de la Suisse à la solution de problèmes mondiaux d'aujourd'hui, cette façon de mélanger les époques, avec leurs mentalités bien différentes, nous paraît assez problématique, car elle risque de rendre plus difficile encore une lecture sereine du passé, « sine ira et studio ». L'histoire ne nous demande pas de glorifier tout ce qui a pris de la patine ; mais elle ne nous charge pas non plus de la responsabilité de tout ce qui, dans l'optique et les circonstances du présent, peut apparaître comme critiquable, voire condamnable dans les annales du passé. Elle se contente de solliciter notre sens critique dans le meilleur sens du terme ; c'est déjà beaucoup.
A partir de là, on peut soit élargir la lecture de ces phénomènes et lire des études récentes, tels que le livre d'Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d'histoire globale, nrf Gallimard, Paris 2004, ou celui de Bouda Etemad, De l'utilité des empires. Colonisation et prospérité de l'Europe, Armand Colin, Paris 2005, soit se pencher sur des récits plus ciblés qui concernent des Suisses. Nous avons fait les deux, mais n'évoquons que la seconde piste :
=> Niklaus Stettler, Peter Haenger, Robert Labhardt, Baumwolle, Sklaven und Kredite, Christoph Merian Verlag, Basel, 2004
Ce livre se concentre sur un chapitre très précis de l'histoire économique suisse : le sort de la maison de commerce international Christoph Burckhardt & Cie, à Bâle, pendant la Révolution française et l'ère napoléonienne. C'est en 1774 que Christoph Burckhardt-Merian (1740-1812), participa pour la première fois à un transport d'esclaves noirs entre l'Afrique et les Amériques. Cette activité, à la fois commerciale et financière, n'a cependant jamais constitué une part très importante de son chiffre d'affaires. Son fils Christophe, qui adopta le nom de Bourcard (1766 - 1815), y a pris une part bien plus active ; il établit une succursale de la maison paternelle à Nantes, port atlantique d'où partaient de nombreux bateaux engagés dans ce commerce triangulaire et où de nombreux hommes d'affaires suisses étaient présents.
Sur le plan économique, il faut relever que la Révolution française rendait le commerce d'outre-mer à partir des ports français de plus en plus difficile et financièrement risqué ; la concurrence anglaise était féroce. En plus, le discours abolitionniste était déjà audible, en France tout comme en Grande-Bretagne ; ce sera un des grands thèmes du 19e siècle. La Convention Nationale abolit l'esclavage - provisoirement - en février 1794. Enfin, en raison de la guerre maritime que se livraient les flottes anglaise et française - cette dernière engagée aux côtés des Etats-Unis dans la guerre d'indépendance -, la traite des esclaves était devenue extrêmement risquée et Bourcard finit par subir de douloureuses pertes. Il tenta alors sa chance avec des participations à des bateaux corsaires ; en ces temps troubles, cette autre branche d'affaires était à la mode, mais finalement tout aussi risquée et génératrice de pertes retentissantes. Même remarque pour la contrebande et la spéculation à court terme auxquelles Burckhardt père et fils se trouvaient contraints en raison des mesures protectrices de Napoléon ; il s'agit surtout du blocus de 1806. La fin de l'entreprise nantaise date de 1815.
Ce qui est intéressant ici, c'est le fait que les papiers de cette maison bâloise aient si longtemps sommeillé dans les archives sans être systématiquement ana¬lysés. Ce n'est que grâce à l'appui financier des descendants de Christoph Burckhardt - Merian que cette étude a pu être réalisée.
Là encore, la ville portuaire de Nantes nous est révélée comme une des principales implantations des Suisses sur la côte atlantique. Outre les commerçants et banquiers, il y avait surtout les industriels suisses du textile, car notamment les fabricants des toiles imprimées, connues sous la désignation d' indiennes, eurent comme principal débouché l'Afrique. Comme le formule Bouda Etemad : « Les Suisses de Nantes sont assez nombreux aux yeux d'un chroniqueur local pour former un canton sur la rive droite de la Loire. » Le touriste peut, aujourd'hui encore, y admirer les magnifiques hôtels particuliers qui témoignent de leur prospérité.
Le comportement des Suisses ne se distinguait-il donc pas de celui de ressortissants d'autres pays ? Jacques Louis de Pourtalès, né à Genève en 1722 et mort à Neuchâtel en 1814, comptait parmi les plus puissants et plus riches commerçants et banquiers de son époque. Son nom est préservé dans celui de l'Hôpital Pourtalès de Neuchâtel. Dans son livre « Les de Pourtalès 1300-2000 », Editions familiales, Robert Cramer évoque l'achat, en 1770, de cinq plantations de sucre et de café sur l'île de Grenade aux Caraïbes, domaines qui occupaient des centaines, voire des milliers d'esclaves. Le « roi Pourtalès » étendit ainsi ses activités de négociant et d'armateur à la production de denrées dites coloniaes. L'auteur fait alors ces commentaires intéressants (p.51) : « Conscient des cruautés invraisemblables commises par la politique coloniale des puissances européennes, on peut penser que les méthodes libérales pratiquées par les Pourtalès père et fils, en évitant tout comportement arrogant ou hautain envers les esclaves, auraient peut-être pu donner des résultats plus productifs dans ce domaine. » Esclavage, oui, mais esclavage éclairé, plus humain et aussi, de ce même fait, plus rentable : esclavage suisse, en somme ? On doit, je pense, marquer de telles affirmations par un point d'interrogation.