Les Suisses, négriers comme les autres
Histoire - Du XVIIe au XIXe siècle, des Suisses se sont engraissés grâce à la traite des Noirs. Hans Fässler sort aujourd’hui en français «Une Suisse esclavagiste», le livre qui a mis le feu aux poudres
La Suisse a-t-elle un passé négrier?
UN LOURD PASSIF «Du XVIIe au XIXe, jusqu’en 1848, La Suisse n’existe pas, raconte Hans Fässler. Mais des citoyens, compagnies ou villes helvétiques ont clairement un passé d’esclavage, qui est aujourd’hui un crime contre l’humanité. »
COMMERCE TRIANGULAIRE Un navire part d’un port européen. En Afrique, il échange ses produits contre des esclaves noirs. Ils sont vendus en Amérique ou aux Antilles. Là, on achète des produits locaux, qui sont ramenés en Europe. C’est le fameux «commerce triangulaire».
QUI A FAIT QUOI? Banquiers qui financent des navires, propriétaires de plantations, marchands vendant leurs tissus en Afrique, soldats réprimant des révoltes d’esclaves: beaucoup d’Helvètes participent à la traite des Noirs.
175 000 ESCLAVES! Selon les estimations, les Suisses ont participé à la déportation vers l’Amérique et à l’exploitation dans des plantations de 175 000 Africains. Soit 1,5% des 11 à 12 millions d’esclaves déracinés. «Proportionnellement, glisse Hans Fässler, c’est autant que les autres Etats européens. »
Qui est Hans Fässler?
Profil Historien et comédien saint-gallois, militant socialiste, Hans Fässler a 53 ans.
Hasard En 2003, il prépare un spectacle sur les 200 ans de son canton. Il choisit un thème au hasard: Toussaint Louverture, le héros haïtien de la révolte des esclaves. Lors de ses recherches, il découvre que des familles saint-galloises ont possédé des plantations avec des esclaves. Intrigué, il creuse, fouille dans les archives et mène la première grande enquête sur les liens entre la Suisse et la traite des Noirs.
Scandale Le résultat est publié en allemand en 2005 et fait grand bruit, suscitant un débat national. D’autres études sur le passé négrier de la Suisse suivront.
Livre «Une Suisse esclavagiste» (Ed. Duboiris), la traduction française sort aujourd’hui à Paris. Elle sera dans nos librairies à la fin du mois.
www. louverture. ch
Faut-il débaptiser le Pic-Agassiz?
Haut de 3950 mètres, le Pic-Agassiz – ou Agassizhorn – dans l’Oberland bernois, doit son nom à Louis Agassiz (1807-1873), un brillant géologue et zoologiste de Môtier (FR). Mais aussi un raciste notoire. Hans Fässler a demandé qu’on rebaptise la montagne «Pic-Rentry », du nom d’un esclave qu’Agassiz avait fait photographier comme «preuve scientifique de l’infériorité de la race noire». Rentry illustre d’ailleurs la couverture du livre de Fässler. La proposition a été balayée par le Conseil fédéral le 12 septembre dernier: «Louis Agassiz professait des opinions racistes et l’actuel Conseil fédéral les condamne. » Mais: «L’Agassizhorn et les sommets environnants ont été baptisés des noms des pionniers de la recherche sur les Alpes. Ces dénominations se sont implantées et il n’y a pas lieu de les modifier. »
Y avait-il deux camps?
Les «méchants» Au moins financièrement, selon Hans Fässler, «tous les grands noms de la bourgeoisie du XVIIIe siècle sont impliqués dans l’esclavage». Et de citer quelques grandes familles suisses: Zollikofer et Rietmann à Saint-Gall, Leu (de la Banque Leu, aujourd’hui filiale du Credit Suisse) à Zurich, Picot-Fazy et Pictet à Genève ou encore De Pury, le bienfaiteur de Neuchâtel, qui a sa statue sur la place Pury.
Les «bons» D’autres veulent abolir l’esclavage. En France, Montesquieu puis Voltaire mènent la fronde dès le XVIIIe. En Suisse un pasteur vaudois Benjamin-Sigismond Frossard publie en 1789: «La cause des esclaves nègres. » En 1857, le fondateur de la Croix-Rouge, Henri Dunant, s’élève, lui aussi, contre l’esclavagisme.
Concrètement, qu’ont fait des Suisses?
1773 Le colonel Louis-Henri Fourgeoud, de Bussigny (VD), débarque au Surinam à la tête de 1200 hommes pour mater des rébellions d’esclaves.
1783 puis 1786 Les Bâlois Weis et fils affrètent le «Treize-Cantons» et le «Ville- de-Basle», déportant 1000 esclaves.
1790 Le navire «Ville-de- Lausanne», armé par la société vaudoise Illens et Van Berchem prend la mer à Marseille pour le golfe de Guinée, où il embarque 550 esclaves. Direction le Nouveau-Monde.
XIXe Samuel Tattet, de Rolle (VD), peut se targuer de «posséder» 95 esclaves qui travaillent dans sa plantation de café de Bahia, au Brésil.