Bouki Blues Festival 2005, Dakar (Sénégal) : Colloque sur le thème « Echos Trans-Atlantiques » :
Intervention lors du Panel 2 (“Travail de mémoire, musique et construction de la Paix”), jeudi 6 janvier 2005,

15h - 18h, dans la salle de conférence de l'université Cheikh Anta Diop

Saint-Gall - Marseille - Sénégal : A la recherche de la Suisse esclavagiste

Hans Fässler, Professeur d'Anglais et d'Histoire au Lycée Cantonal d'Appenzell Rhodes Extérieures/ Saint-Gall, Suisse


«Chers auditeurs et auditrices sénégalais et sénégalaises»? Ou bien «Mesdames et Messieurs» ? Ou peut-être «Chers étudiants et chers collègues»?

Pour un historien suisse respectueux du concept de la «political correctness» et, de plus, séjournant pour la première fois en Afrique, les problèmes commencent avec la formule d'appel. Etant donné le thème de ce colloque, j'avais même considéré d'ouvrir avec «Chers concitoyens et concitoyennes transatlantiques».

Mais la Suisse, petit pays neutre isolé au milieu de l'Europe et dans le cœur des Alpes, intégrée dans le système économique de l'Atlantique noire? Saint-Gall, ma petite ville natale de 70'000 habitants située au nord-ouest de ce pays, à 600 mètres au-dessus du niveau de la mer (et donc de 200 mètres plus élevée que le Goléakouto, la montagne la plus haute du Sénégal), ma ville natale en relation avec Gorée, les plantations du Brésil et de Saint-Domingue ?

Pardonnez-moi mon étonnement initial qui pourrait passer ici pour naïveté eurocentrique et laissez-moi vous exposer comment, ces cinq dernières années, j'ai découvert que la Suisse ne faisait pas seulement effectivement partie de cet espace économique, politique et culturel, mais qu'il existait même une Suisse esclavagiste.

J'étais en train de préparer, en 2003, un spectacle politico-satirique pour le bicentenaire du canton de Saint-Gall. Pour échapper à une vision un peu bornée et trop patriotico-locale, je cherchai à savoir ce qui s'était passé dans le monde l'année de la fondation de mon canton d'origine. Je tapai donc, un peu par jeu, l'année «1803» dans « Google », le fameux moteur de recherche sur Internet. Très vite, je tombai sur Haïti, qui à l'époque s'appelait encore Saint-Domingue, sur Toussaint Louverture et sur la bataille de Vertières, la première grande défaite coloniale de la France, 151 ans avant Dien Bien Phu. Depuis, ce sujet ne m'a plus lâché.

En préparant mon spectacle qui finit par traiter de Napoléon, du canton de Saint-Gall et de la mort de Toussaint Louverture au Fort de Joux, à dix kilomètres de la frontière suisse, je découvris quelques lézardes dans le tableau idyllique de mon pays. Parmi les dizaines de milliers de soldats envoyés par le Premier Consul Bonaparte dans les Caraïbes pour rétablir l'esclavage aboli par l'Assemblée révolutionnaire en 1794, il y avait 635 soldats et officiers suisses, dont plusieurs Saint-Gallois , et il y a avait même quelque citoyens de ma ville natale. Je découvris ainsi qu'à Saint-Gall, des familles tenant le haut du pavé possédaient au Surinam des plantations «avec tous les fonds, fruits, esclaves, meubles, ustensiles, bestiaux, etc.». Je découvris également qu'à Trogen, où j'enseigne l'anglais et l'histoire au lycée cantonal, la famille dominante du XVIIIe siècle s'était enrichie par la traite du coton de Carthagène, de Saint-Domingue et de Cayenne ainsi que par la traite du sucre et du café.

Et je découvris enfin que je n'étais pas seul dans mes recherches. A ma connaissance, le pédagogue et historien bernois Daniel Moser, un ami du directeur du Bokui Blues Festival, Ibrahima Seck, fut le premier à exposer de manière fondée l'interpénétration entre l'économie suisse, les banques et le système transatlantique. Son essai fut publié en 1997 dans la «Revue des enseignants suisses» dont il était à l'époque le rédacteur en chef. Le titre de son article, «La Suisse et l'holocauste noir», incluait délibérément la notion polémique lancée par les noirs des Etats-Unis pour marquer leur agacement face à une indignation de l'Europe ainsi qu'à un souci de réparation se limitant à l'extermination des juifs au XXe siècle.

Et il y en avait d'autres. Bouda Etemad, Jannick Schaufelbühl et Thomas David, deux historiens et une historienne, de Genève, Lausanne et Neuchâtel, préparaient un livre sur «La Suisse et l'esclavage des Noirs» dont la publication est prévue pour ce mois de janvier. Il y avait le pasteur protestant courageux Théo Buss qui, lors d'une prédication radiodiffusée à Neuchâtel en 2003, dénonçait le passé colonial de certaines grandes familles neuchâteloises, levant ainsi un tabou et mettant le feu à une paroisse. Il y avait les Bâlois Niklaus Stettler, Peter Haenger et Robert Labhardt, qui, par la publication en 2004 de leur oeuvre „Cotton, Esclaves et Crédits» démontrait que la maison de négoce bâloise Burckhardt avait financé une vingtaine d'entreprises esclavagistes à Nantes, transportant ainsi un total estimé de 7350 hommes et femmes noir(e)s à travers l'Atlantique vers le nouveau monde.

Dans mon spectacle, qui portait le titre «Louverture meurt en 1803», je me présentai sur scène après l'entracte sous les traits d'Ed Fagan, célèbre avocat nord-américain controversé. Un peu essoufflé, j'expliquai que, ayant voulu tenir une conférence de presse sur la place du marché de Saint-Gall, j'avais été pris à partie par des personnes âgées indignées, couvert d'insultes antisémites, exactement comme en juin 2002 sur la place Paradeplatz, le fameux centre bancaire de la ville de Zurich, et que je me voyais contraint d'annoncer dans ce théâtre de poche le lancement de la Swiss Slavery Connection Campaign.

Ensuite, j'expliquai en anglais américain sous-titré en allemand que, après les problèmes consécutifs à sa collaboration avec le régime nazi et à sa complicité avec celui de l'apartheid, la Suisse allait devoir faire face à un nouveau chapitre sombre de son histoire: celui de sa participation à l'esclavage et à la traite transatlantique des esclaves.

Dans le public dominait alors un sentiment d'agacement mêlé à de l'incrédulité. Puis, dans le rôle du secrétaire suisse romand de la Swiss Slavery Connection Campaign, je proposai de réaliser en Suisse une «promenade de l'esclavage», un projet mené conjointement avec «La Route des Esclaves» de l'UNESCO, qui aurait pour but d'identifier les bâtiments construits en Suisse avec de l'argent taché du sang de l'esclavage. Cette partie du spectacle suscita un rire libérateur, surtout à la projection d'images des grand palais suisses bâtis avec les profits issus du système de la traite transatlantique. A la fin du spectacle, le public ne savait pas trop s'il fallait prendre au sérieux cette histoire d'implication de la Suisse dans l'esclavage et la traite négrière. Pour beaucoup de gens, en effet, ce lien semble tellement incroyable qu'il leur faut du temps pour l'accepter.

Et il faudra pour cela, j'en suis convaincu, parcourir les trois phases indispensables à chaque travail de mémoire. Il faudra premièrement établir les faits historiques, éclairer la participation suisse au système économique transatlantique fondé entièrement sur le travail esclavagiste. Il faudra, comme le dit le grand auteur et dramaturge nigérien Wole Soyinka, se soumettre au «poids lourds de mémoire».

Il faudra deuxièmement l'excuse, l'appel sincère des descendants des profiteurs au pardon de ceux et celles qui sont aujourd'hui les descendants des victimes de ce qui, depuis la conférence de Durban en 2001, est reconnu comme crime contre l'humanité: l'esclavage et le commerce des esclaves, en particulier la traite transatlantique. Cet appel doit à mon avis être accompagné d'un acte symbolique digne des sentiments de regret et de remords envers cette période sombre de l'histoire humaine.

Le fait est qu'en septembre 2001, Jean-Daniel Vigny, représentant suisse des droits de l'homme auprès des Nations Unies, a relevé au sujet du débat qui se tenait à la conférence de l'ONU à Durban autour des demandes d'indemnisations adressées par l'Afrique à l'Europe, que la Suisse n'avait pas été impliquée dans l'esclavage, la traite des esclaves et le colonialisme. Cela nous montre à quel point nous sommes encore éloignés de cette seconde phase.

Soyons donc réalistes : le but est encore loin. Mais soyons, en même temps, optimistes! Je suis certain que, après le travail de mémoire accompli par les historiens déjà mentionnés dans mon discours, une telle remarque de la part d'un diplomate suisse ne sera plus possible.

Ecoutons Frantz Fanon, intellectuel antillais, nous indiquer ce que sera la troisième phase: la réparation. Il se peut bien que ça vous semble étrange ou même un peu bizarre d'entendre un suisse, un européen, un blanc, citer un extrait de son texte «Les Damnés de la Terre» (1961) issu du chapitre «De la violence dans le contexte international». Quand même, le voilà :

«Très concrètement l'Europe s'est enflée de façon démesurée de l'or et des matières premières des pays coloniaux: Amérique latine, Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l'Europe aujourd'hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques. L'Europe est littéralement la création du tiers-monde. Les richesses qui l'étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés. Les ports de la Hollande, Liverpool, les docks de Bordeaux et de Liverpool spécialisés dans la traite des nègres doivent leur renommée aux millions d'esclaves déportés. Et quand nous entendons un chef d'Etat européen déclarer la main sur le coeur qu'il lui faut venir en aide aux malheureux peuples sous-développés nous ne tremblons pas de reconnaissance. Bien au contraire nous nous disons "c'est une juste réparation qui va nous être faite». Aussi n'accepterons-nous pas que l'aide aux pays sous-développés soit un programme de «soeurs de charité». Cette aide doit être la consécration d'une double prise de conscience, prise de conscience par les colonisés que cela leur est dû et par les puissances capitalistes qu'effectivement elles doivent payer. » (Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Gallimard 1991, p. 136f.)

La forme que cette réparation envers les pays africains et antillais et envers les populations noires de l'Amérique Latine et des Etats Unis pourrait prendre, reste à définir sur la base d'un large débat social qui devra être mené. On pourrait envisager de nouveau projets concrets de développement, un engagement suisse plus appuyé dans le processus allant vers une libération des pays les plus pauvres du poids de leurs dettes, ou une augmentation du pourcentage du produit national brut (PBN) dépensé par la Suisse pour l'entraide clairement au-delà de 0,7%, niveau recommandé par l'ONU et déjà dépassé, parmi d'autres, par le Danemark, ancienne puissance esclavagiste.

En tout cas, une indemnisation résultant d'un tel processus de débat public serait préférable à la seule voie juridique. Pourtant, si le chemin du débat n'aboutissait à rien, je serais personnellement favorable au dépôt d'une plainte collective comme celle déposée par l'avocat américain Michael Hausfeld à New York contre des sociétés ayant collaboré avec l'ancien régime sud-africain d'apartheid et incluant par ailleurs des financiers suisses. L'automne passé j'eus l'opportunité de rencontrer à Saint-Gall Lizzy Sefolo, une vieille femme victime de l'Apartheid, un système qui avait tué son mari, ainsi que l'avocat sud-africain Charles Abrahams, collaborateur de Hausfeld. Je fus profondément impressionné par leur argumentation et leur dignité dans cette lutte pour la justice.

« Saint-Gall - Marseille - Sénégal » - pourquoi avoir choisi ce titre pour ma contribution?
L'analyse de la participation suisse à la traite transatlantique révèle que la production d'une étoffe appelée «l'indienne» constitue l'un des liens les plus importants entre la Suisse et la traite, à côté du financement des expéditions négrières, de la possession des plantations et du service des soldats et officiers suisses dans les expéditions contre les esclaves rebelles .

L'indienne, une étoffe de coton peinte ou imprimée, est connue également sous le nom de monnaie négrière, car dans les comptoirs africains elle était échangée contre des esclaves noirs. A la fin du XVIIIe siècle, ce produit était devenu une spécialité helvétique. L'indienne était principalement manufacturée dans les régions de Genève, Neuchâtel et Bâle. Ces cités profitèrent ainsi de la Révocation de l'Edit de Nantes en 1685 et de l'interdiction de fabrication de l'indienne que le Royaume de France avait imposé à ses sujets dès 1686. Victimes de ces deux décisions, les huguenots furent contraints à l'exil, et firent profiter de leur savoir-faire les territoires qui les ont accueillis. D'où la dynamisation de l'indiennerie dans les villes suisses: les producteurs suisses ne tardèrent pas à s'engouffrer dans la brèche française, et ouvrirent dès 1760 des filiales à Nantes. Jean-Rodolphe Wetter, commissaire d'une maison toilière
de Herisau, petite ville située à 15 kilomètres de ma ville natale, avait obtenu dès 1744 le privilège d'établir à Marseille une manufacture d'indiennes, à condition de ne les vendre qu'à l'étranger. Cette entreprise occupait au milieu du siècle sept cents ouvriers.

L'historien Daniel Moser, que j'ai mentionné dans le contexte de son article pionnier sur la Suisse et l'holocauste noir, se souvient que lors de sa visite à la « Maison des Esclaves » à Gorée il avait vu, accrochée à un mur, des empreintes d'étoffes indiennes. Je les ai trouvées hier, lors de notre visite, au premier étage : «Empreintes et dessins pour les indiennes de traite de la maison Favre Petitpierre & Cie de Nantes». On a l'impression que cette compagnie était française. Mais elle était suisse, de Neuchâtel, une ville située dans le nord-ouest de la Suisse.

Ces preuves, ces trouvailles historiques, et par cela l'établissement de liens significatifs entre la Suisse du fromage et ce monde de la mondialisation avant la lettre, le monde de l'atlantique noir, sont la motivation de mon travail. Après la production d'un spectacle politico-satirique sur Toussaint Louverture, le héros de la libération haïtienne, et un séjour à Port-au-Prince lors d'une réunion dans le cadre de la restitution de la «dette nationale» exigée de la France par Haïti, je travaille actuellement à l'écriture d'un livre sur «La piste suisse de l'esclavage», dont la publication est prévue pour le printemps 2006.

Mesdames et messieurs, je me suis attelé il y a quelques semaines à la lecture de l'oeuvre monumentale de l'historien nigérien Joseph E. Inikori sur le rôle des Africains dans la révolution industrielle de l'Angleterre. A la page 157, au chapitre intitulé «Production des marchandises de traite basée sur l'esclavage et la croissance du commerce atlantique» il donne une définition de ce qu'il appelle «le bassin atlantique» :

« …une région géographique qui inclue l'Europe Occidentale (l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la France, la Suisse, l'Autriche, l'Allemagne, les Pays Bas, la Belgique, la Grande Bretagne, l'Irlande), l'Afrique de l'Ouest (de la Mauritanie dans le nord-ouest, à la Namibie dans de sud-ouest, y compris les deux régions modernes de l'Afrique de l'Ouest et de l'Afrique Centrale/Ouest), et les Amériques (y compris tous les pays modernes de l'Amérique Latine et des Caraïbes, les Etats-Unis et le Canada).

La nonchalance avec laquelle Inikori inclue la Suisse dans le bassin atlantique, son air surprenant de «ça va de soi», me permet de conclure mon discours avec les mots : «Chers amis transatlantiques, je vous remercie de votre aimable attention!»

----------------------------------------------------
Hans Fässler, Cunzstr. 31, 9016 Saint-Gall, Suisse
Tél. 0041 71 288 39 52
e-mail hans.faessler@web.de

Conseiller francophone : Willi Kuster, Winterthur