Watson, Agassiz, Vogt

Préface de Hans Fässler*

Le 14 octobre 2007 le « Sunday Times » a publié une interview du biochimiste américain James Watson, 79 ans. Le célèbre découvreur de la structure moléculaire de l’ADN, y déclare que les perspectives d’avenir du continent africain seraient mauvaises. D’après lui l’Occident s’engage dans les politiques d’aide au développement avec l’idée que « l’intelligence des Noirs correspond à la nôtre, alors que des tests le contredisent ». Watson s’était déjà fait remarquer à d’autres occasions par des déclarations tout autant controversées. Ainsi, il avait prétendu que les Noirs avaient une libido plus prononcée que celle des Blancs.

Les réactions qui ont suivi ont été très conséquentes. Des librairies anglaises ont annulé les lectures prévues dans le cadre de la tournée de promotion du dernier livre de Watson, Avoid Boring People. L’employeur américain de Watson, Cold Spring Harbor Laboratory à New York, a suspendu son fameux collaborateur jusqu’à nouvel ordre. De jeunes Noirs américains ont revendu sur e-Bay leur exemplaire déjà dédicacé de ce livre.

En Suisse, les réactions auraient été certainement différentes. On aurait argumenté que Watson est un naturaliste bénéficiant d’un grand mérite, qu’on devrait dissocier ses travaux scientifiques de ses opinions personnelles et que si on cherchait bien, on pourrait aussi trouver bien de choses désagréables dans la vie d’autres personnalités.

C’est en tout cas de cette façon qu’a réagi jusqu’à présent la Suisse officielle, face aux demandes du comité transatlantique constitué par 15 personnalités et appelé « Démonter Louis Agassiz » (de "dé-mont-er"). Ces demandes visent en effet à débaptiser l’Agassizhorn, un sommet de 3953 mètres dans les Alpes, entre les cantons de Bern et du Valais, et de le rebaptiser « Rentyhorn », du nom d’un esclave Noir de Caroline du Sud, originaire du Congo. Louis Agassiz (1807-1873) était un naturaliste suisse qui a fait une carrière exceptionnelle aux USA. Lors de sa première rencontre avec des Noirs à Philadelphie, il n’a pu s’empêcher de manifester son racisme. Il le relate de la manière suivante dans une lettre à sa mère :

(…) « A Philadelphie, je fus pour la première fois assez longtemps en contact avec des nègres ; tous les employés de l’hôtel étaient des gens de couleur. Je peine à te décrire mes douloureux sentiments surtout parce que l’impression qu’ils me firent va à l’encontre de toutes nos idées sur la fraternité du genre humain et l’origine commune de notre espèce. Mais la vérité doit primer sur tout le reste. J’ai éprouvé tout de même de la pitié à la vue de cette race corrompue et dégénérée et son sort a éveillé ma compassion à la pensée qu’ils étaient vraiment des êtres humains. Cependant, je ne peux de penser qu’ils ne sont pas du même sang que nous.  Lorsque je voyais leurs visages noirs avec leurs grosses lèvres et leurs dents ricanantes, la laine sur leur tête, leurs genoux cagneux et leurs longues mains, leurs ongles longs et recourbés et surtout la couleur blafarde de leurs paumes de main, je ne pouvais que les regarder sans cesse pour leur signifier de se tenir à distance. Et lorsque cette main répugnante s’approcha de mon assiette pour me servir, j’aurais préféré être ailleurs et manger du pain sec plutôt que dîner en étant servi ainsi. Quel malheur pour la race blanche que d’avoir lié si étroitement, dans de nombreux pays, son existence à la race nègre ! Dieu nous préserve de tels contacts ! »

Agassiz, dont la renommée et l’autorité scientifiques au 19ème siècle peuvent aisément être comparées à celles de Watson au 20ème siècle, s’était associé avec Samuel George Morton, craniologue qui voulait prouver, par les mensurations du volume du cerveau, que le Noir était moins intelligent que le Blanc. Agassiz a ainsi fait photographier des esclaves Noirs sur une plantation de Caroline du Sud, parmi lesquels l’esclave Renty. Il voulait par là apporter la preuve scientifique de « l’infériorité de la race Noire » et propager sa théorie polygéniste. D’après cette théorie, des « races » différentes seraient nées à des moments et dans des lieux différents du monde ; elles n’appartiendraient donc pas à une seule et même humanité.

Selon lui, bien que l’Afrique ait eu constamment des contacts avec la « race blanche », une « société policée de Noirs ne s’était jamais développée » dans cette partie du monde. La « race noire » faisait preuve « d’une apathie particulière, d’une surprenante indifférence face aux avantages de la société civilisée ». Ses mises en garde contre le « mélange des races » retentissaient jusque dans les milieux intellectuels racistes d’Europe : « Comment pourrions-nous exterminer le stigmate d’une race inférieure si nous commençons par permettre à son sang de se mélanger sans entrave à celui de nos enfants ? ». C’est pourquoi « le métissage est un péché contre la nature, tout comme l'inceste dans une communauté civilisée est un péché contre la pureté du caractère [...], l'idée de mélange des races heurte profondément ma sensibilité, je la considère comme une perversion de tout sentiment naturel ». Quand l’esclavage fut aboli aux USA en 1863-1865, le professeur suisse d’Harvard recommanda de donner aux Noirs des territoires de peuplement séparés dans le Sud, afin d’éviter le néfaste mélange de races. Ceci montre comment le raciste Louis Agassiz est en plus devenu un précurseur idéologique de l’Apartheid.

Retour au présent. Le cas de Watson a mené à d’autres réactions détestables : des pseudo-scientifiques racistes se sont sentis pousser des ailes et sont sortis de leur anonymat intellectuel. Dans ces marécages de préjugés se sont mises à éclore d’horribles fleurs. On ne remplit plus les crânes des esclaves avec de la mauvaise graine mais on signale des publications ayant comme thématique : « Testing for Racial Differences in the Mental Ability of Young Children »[1] (aux USA), ou « The g-factor of international cognitive ability comparisons : the homogeneity of results in PISA, TIMSS, PIRLS and IQ-tests across nations »[2] (en Allemagne). Sur les blogs, les gens éclatent de joie lorsqu’ils sont persuadés que la preuve de l’infériorité des Noirs est sur le point d’être apportée ! « La moyenne des valeurs QI pour l’Afrique du Sud se situe entre 63 et 75 ! Hélas alors, que vouloir de plus ! »

Comme toujours, la Weltwoche a été en Suisse au premier rang des journaux qui ont participé à cette campagne. Ce journal qui appartient au courant « Neocons » (néoconservateur) n’a fait au début aucun commentaire sur les propos racistes de Watson. Il a juste indiqué que ce dernier se livrait à des affirmations sans apporter de preuves scientifiques. Une semaine plus tard, paraît un grand titre accrocheur avec des photos d’un bébé Noir et d’un bébé Blanc : « Qui est le plus intelligent ? Le Blanc dépasse le Noir ». Pour ensuite revenir sur cette affirmation hypocritement : les preuves seraient insignifiantes. Mais le débat était lancé.

C’est justement pour cette raison, puisqu’il suffit d’un rien pour voir l’idéologie raciste se propager davantage, que des organisations militantes comme le CRAN sont indispensables. C’est justement pour cela aussi, puisqu’il suffit d’un rien pour que des propos illicites soient tenus sans se gêner, que les organisations internationales de réflexion et de sensibilisation sont importantes. La Suisse est un lieu tout indiqué pour l’organisation d’une « Conférence sur le racisme anti-Noir », dont les contributions mériteront d’être à la portée de toute personne intéressée, grâce à leur publication. Après tout, le public suisse averti sait depuis quelques années que ce pays n’est pas un  « planétoïde extraterrestre », selon le mot du philosophe Georges Kohler. La Suisse a participé comme le reste de l’Europe à l’esclavage, à la traite des Noirs et au développement du racisme anti-Noir.

Genève est en Suisse un lieu idéal pour cette première conférence (Puissent d’autres suivre !), puisque c’est dans cette ville du bord du Rhône qu’est né, non seulement le fondateur de la Croix Rouge, Henri Dunant, mais aussi, dans la deuxième moitié du 18ème siècle, un certain Charles-Alexandre Dunant, esclavagiste à Surinam. En outre, il y a toujours devant l’Université de Genève le buste de son fondateur, Carl Vogt. Un boulevard de la ville porte son nom. Ce même Carl Vogt, dans son cours sur l’être humain, en1863, a traité sur plusieurs pages de la similitude entre le « crâne d’un nègre » et celui d’un singe. Il a ainsi écrit: « L’enfant nègre n’est pas inférieur à l’enfant blanc en ce qui concerne ses capacités intellectuelles. Cependant, dès qu’il atteint l’âge fatal de la puberté, avec l’adhérence des sutures du crâne et la formation de la mâchoire, apparaît le même processus que chez le singe. Ses capacités intellectuelles restent stationnaires et l’individu de même que la race dans son ensemble deviennent incapables de continuer à progresser ».


* Hans Fässler, ancien député au législatif cantonal (1984-1994), est historien et habite Saint-Gall, en Suisse. Il enseigne l’anglais au lycée cantonal à Trogen (Appenzell-Rhodes extérieures). En 2003 il a mené une revue politico-satirique lors de la célébration du bicentenaire de son canton natal et de la mort de Toussaint Louverture, avec plusieurs représentations en Suisse et à Haïti. En 2005 est paru son livre Reise in Schwarz-Weiss: Schweizer Ortstermine in Sachen Sklaverei (Rotpunktverlag), à présent disponible en français sous le titre : Une Suisse esclavagiste. Voyage dans un pays au-dessus de tout soupçon (éd. Duboiris, 2007). Son travail et la campagne « Démonter Louis Agassiz » sont présentés sur : www.louverture.ch


[1] Fryer, Roland G. and Levitt, Steven D., "Testing for Racial Differences in the Mental Ability of Young Children"  (March 2006).  NBER Working Paper No. W12066. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=888268

[2] Heiner Rindermann, "The g-factor of international cognitive ability comparisons: the homogeneity of results in PISA, TIMSS, PIRLS and IQ-tests across nations" in European Journal of Personality, Volume 21, Issue 5, 2007, Pages 667 - 706