Savant prestigieux, Louis Agassiz est controversé pour son racisme

POLÉMIQUE - Le prodige scientifique, né dans le Vully il y a deux cents ans, était aussi un raciste notoire. Certains demandent de débaptiser la montagne qui porte son nom.

PATRICK CHUARD

Louis Agassiz mérite-t-il de donner son nom à un pic de 3950 mètres dans l’Oberland bernois? Pour l’historien alémanique Hans Fässler, activiste du Mouvement antiapartheid, la réponse est non.

A l’occasion du bicentenaire de la naissance du scientifique, il propose de débaptiser le Pic-Agassiz et de le rebaptiser Pic-Rentry. Quel rapport? Rentry était un esclave africain, que Louis Agassiz avait fait prendre en photo à son époque, comme «preuve scientifique de l’infériorité de la race noire». Cette proposition a été relayée aux Chambres fédérales par le conseiller national genevois Carlo Sommaruga (PS). Dans son interpellation déposée le 22 juin, il estime qu’il est «indigne pour la Suisse que ce nom soit maintenu dans la nomenclature honorifique».

Auteur d’une biographie passionnante sur Louis Agassiz*, l’historien neuchâtelois Marc-Antoine Kaeser admet que le racisme du scientifique pose problème: «Il jouissait aux Etats-Unis d’un statut d’homme public avec une grande influence politique, et il a usé de ce statut pour faire valoir ses vues sur la question. »


«Quel malheur!»

Pour Louis Agassiz, les Noirs étaient d’une race inférieure, même sans tenir compte des facteurs sociaux. Dans une lettre à sa mère en 1846, il écrit: «Autant j’éprouvais de pitié à la vue de cette race dégradée et dégénérée, autant leur sort m’inspire de compassion en pensant que ce sont réellement des hommes. (…) Quel malheur pour la race blanche d’avoir lié si étroitement son existence avec celle des nègres dans certaines contrées!»

Racisme indubitable, «mais presque banal à son époque, où la majorité des scientifiques pensaient la même chose», souligne Marc-Antoine Kaeser. Sa biographie ne cache rien de l’aspect sombre du personnage. Mais Agassiz ne se résume pas à cela. Brillant chercheur, il a effectué des études sur les mouvements des glaciers. C’était novateur. Ses travaux en zoologie lui ont assuré une réputation mondiale. Nommé professeur à Harvard en 1846, ce fils de pasteur, créationniste engagé, s’opposera avec vigueur à la théorie de l’évolution de Darwin.


«Devoir de mémoire»

«Va pour le grand personnage, mais ce n’est pas une raison pour occulter sa face sombre et se dispenser d’un devoir de mémoire», réagit Carlo Sommaruga. La proposition de renommer le Pic-Agassiz, relayée dans Le Temps du 20 août, a provoqué des réactions passionnées. Ainsi, sur le site Commentaires. com , Philippe Barraud dénonce «une frange de l’antiracisme qui dérive vers un militantisme totalitaire». Sans aller jusque-là, Marc-Antoine Kaeser avoue son «scepticisme» face à cette forme de combat: «Cette campagne me semble empreinte de mauvaise de foi: en soi, on pourrait reprocher la même chose à tous les savants de l’époque. » Va-t-on quand même devoir modifier la toponymie de l’Oberland? £

Note:* Un savant séducteur. Louis Agassiz, prophète de la science, de Marc-Antoine Kaeser, Ed. de l’Aire. A voir: exposition consacrée au savant au bâtiment communal de Môtier (Vully), jusqu’au 3 septembre 2007.


La controverse n’agite pas Môtier

La polémique n’est pas à l’ordre du jour à Môtier, paisible village du Vully qui a célébré le bicentenaire de son célèbre ressortissant au début de l’été. «On a commémoré le scientifique et le naturaliste, pas le raciste, nuance Guy Petter, conseiller communal du Haut-Vully. A titre personnel, j’ai un peu de peine quand on vient chercher des responsabilités deux siècles plus tard. » Syndic du Haut-Vully, Francis Chautems hausse les épaules: «Quoi qu’on en dise, c’est un personnage illustre. » André Fasel, directeur du Musée d’histoire naturelle de Fribourg, juge l’attaque contre Agassiz malvenue: «On n’a pas baptisé ce pic à son nom parce qu’il était raciste, mais parce que c’était un grand scientifique. Il y a confusion entre les genres. » C'est vrai, concède-t-il, que «Louis Agassiz n’a pas eu beaucoup de clairvoyance ni de charité sur la question raciale. Il y avait des gens mieux inspirés que lui à son époque. »

P. C.

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Rebaptiser un pic?

COMMENTAIRE PATRICK CHUARD

Scandale! Un parlementaire, «évidemment de gauche», demande que l’on rebaptise l’Agassizhorn. S’attaquer à la toponymie des Alpes, c’est toucher à un territoire affectif au cœur de la nation. De quoi énerver beaucoup de citoyens à une époque où l’affirmation décomplexée des valeurs patriotiques rencontre un fort succès.

Bien sûr, la démarche a une implication politique. L’«affaire de l’Agassizhorn» survient à quelques semaines des élections fédérales. La proposition iconoclaste fait écho aux propos de Christoph Blocher, qui a dit tout le mal qu’il pensait de la norme antiraciste (l’article 261 b du Code pénal) l’automne dernier. En l’interpellant de cette manière, Carlo Sommaruga, espère amener le Conseil fédéral à prendre une position claire sur le problème du racisme.

Mais faut-il rejeter l’idée de l’élu genevois en raison de son contexte électoral? Après tout, personne ne demande de jeter Louis Agassiz à l’opprobre du public. Il s’agit de reconsidérer le personnage avec une distance critique, et de cesser d’en faire un exemple. Par analogie, un certain Kurt Waldheim a beau avoir été un brillant secrétaire général des Nations Unies, on pourrait hésiter à donner son nom à une montagne, sachant son passé trouble dans l’armée nazie. Céline était peut-être un génial écrivain, son portrait n’illustre pas pour autant des billets de banque, ni son patronyme des écoles.

Certains crient à la censure et dénoncent les «talibans de l’antiracisme». L’idée de rebaptiser ce pic ne vise pas à censurer l’histoire, mais à l’éclairer différemment, en tenant compte de l’actualité. Celle-ci regorge d’actes de racisme et de heurts entre les communautés, qui causent des souffrances réelles à des personnes bien vivantes, chez nous, en ce moment. Est-ce moins important que les prétendus méfaits de la censure et du «politiquement correct»?