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La Maison des esclaves, sur l'île de Gorée (Sénégal), était la plaque tournante d'un vaste commerce, qui a également profité aux Suisses.
UNESCO/DOMINIQUE ROGER

Des banques, de grandes familles et des entreprises étaient impliquées dans l'esclavage.
ILS éTAIENT SUISSES, MAIS AUSSI NéGRIERS

L'ONU a placé 2004 sous le signe de la commémoration de la lutte contre l'esclavage. La Suisse, bien que dépourvue de port maritime, fut impliquée dans ce commerce international. Aujourd'hui, des voies s'élèvent pour demander réparation.

PASCAL FLEURY

Un ancien château fortifié à Cape Coast, au Ghana. C'est en ce lieu de mémoire de la traite négrière, inscrit au Patrimoine mondial de l'UNESCO, qu'a été officiellement lancée, samedi dernier, l'Année internationale de commémoration de la lutte contre l'esclavage et de son abolition. Etonnamment, cette plaque tournante du commerce des esclaves avait été créée en 1652 par un Bâlois, Isaac Miville, au service de la «Schwedisch-Afrikanische Compagnie».

Coïncidence? Moins qu'il n'y paraît. Car cet aventurier bâlois n'est de loin pas le seul Suisse a avoir été impliqué, de près ou de loin, dans cette tragédie humaine sans précédent, qui a vu en quatre siècles la déportation de douze à quinze millions d'esclaves à travers l'Atlantique, souvent à fond de cale, comme des marchandises. Un drame effroyable qualifié de «crime contre l'humanité» par la Conférence mondiale contre le racisme, en septembre 2001 à Durban. Cette déclaration avait été soutenue par Berne, qui n'en avait pas moins souligné que la Suisse n'avait rien à voir avec l'esclavage et le colonialisme.


DANS TOUS LES SECTEURS

Et pourtant! A lire certains ouvrages historiques de référence1, il apparaît que des Suisses étaient bel et bien mouillés dans le commerce triangulaire entre l'Afrique, l'Amérique et l'Europe. Un triste commerce qui a joué un rôle déterminant dans le développement économique de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord. Ces Helvètes agissaient comme bailleurs de fonds, investissaient dans l'armement des bateaux, disposaient d'antennes dans les grands ports français (Nantes, Lorient, Marseille), possédaient des plantations outre-mer avec de nombreux esclaves. Certains ont servi comme officiers dans les troupes des puissances coloniales pendant que d'autres faisaient tourner leurs usines à partir de produits livrés depuis les colonies (lire ci-dessous). «On en trouve dans tous les secteurs liés à l'esclavage transatlantique», constate Hans Fässler. Cet enseignant et cabarettiste, ancien député au Grand Conseil saint-gallois, a levé le voile sur de nombreuses implications suisses dans la traite des Noirs alors qu'il préparait son spectacle satirique «Louverture stirbt 1803» pour le bicentaire du canton de Saint-Gall, en 2003.


PARLEMENTS INTERPELLéS
Les activités «coloniales» des Suisses sont à replacer dans le contexte de l'époque. Comme le souligne Hans Fässler, la Suisse a joué un petit rôle dans le drame de l'esclavage, en regard des pays maritimes, mais toutefois considérable pour un pays sans accès à la mer. Pour lui, la Suisse a aujourd'hui «un devoir de mémoire». Relayant le cabarettiste, l'an dernier, des personnalités politiques ont déposé diverses interpellations dans une dizaine de cantons concernés par des cas connus, dans cinq villes ainsi qu'au Conseil national. En décembre dernier, la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey y a répondu en plénum: «Le Conseil fédéral regrette que des citoyens suisses aient pu être impliqués dans le commerce des esclaves, mais rappelle que la Suisse n'a pas été une puissance coloniale et n'a pas été impliquée dans ce commerce.» Soulignant que la question des indemnisations et des réparations est un point de tension vif entre anciennes colonies et puissances coloniales, Mme Calmy-Rey a précisé que la Suisse s'employait à jouer un rôle de médiatrice dans les forums internationaux, principalement au sein de la Commission des droits de l'homme des Nations Unies.


POUR L'HEURE, PAS DE PLAINTE

La Suisse devra-t-elle néanmoins passer à la caisse? Les cantons interpellés divergent sur la question. La menace ne semble en tout cas pas venir des Etats-Unis. Contacté par Hans Fässler, le célèbre avocat new-yorkais Ed Fagan, qui avait défendu des victimes de l'apartheid, a affirmé qu'il n'avait pas l'intention - pour l'instant du moins - de s'en prendre à des entités suisses dans les plaintes formulées par des descendants d'esclaves africains. Le Conseil fédéral, comme plusieurs cantons, a montré une certaine disponibilité à promouvoir la recherche sur le sujet. Deux colloques sur la participation suisse à l'esclavage se sont déjà tenus en fin d'année, à Lausanne et à Bâle. Ils déboucheront sur des publications. «Un réseau de chercheurs est en train de se mettre en place», se réjouit Hans Fässler.


POLéMIQUE à NEUCHâTEL
S'il n'est plus tabou, le sujet reste délicat. En mars dernier, le pasteur et secrétaire romand de Pain pour le prochain, Théo Buss, en a fait la douloureuse expérience. Dans une prédication diffusée par la Radio romande, il avait opposé deux personnages du XVIIIe siècle: Max Havelaar, administrateur d'une colonie néerlandaise et grand défen- seur de la cause indigène, et le Neuchâtelois Pierre Alexandre Du Peyrou, qui «tira l'essentiel de ses rentes de l'exploitation des esclaves qu'il possédait au Surinam». Il avait ajouté que Du Peyrou était en bonne compagnie, avec des de Meuron ou de Pury. Mal lui en a pris: sa prédication a provoqué une onde de choc, d'indignation et de tristesse qui a touché de nombreux Neuchâtelois, si bien que le Conseil synodal a dû publier une mise au point. Au-delà de ces susceptibilités, l'Année internationale de la lutte contre l'esclavage devrait encourager un véritable travail de mémoire. PFY

1) Par exemple Herbert Lüthy, Hans Conrad Peyer ou encore le Dictionnaire historique de la Suisse.


Des esclaves embarqués sur «L'Helvétie»

En 1790, l'entreprise vaudoise Illens et Van Berchem arme à Marseille deux bateaux, «Le Pays de Vaud» et «La Ville de Lausanne», pour une expédition de trafic négrier au Mozambique. Un troisième navire, «L'Helvétie», les rejoint par la suite pour charger sa cargaison d'esclaves. Ce surprenant fait historique, comme bien d'autres, figurera dans l'ouvrage que le Saint-Gallois Hans Fässler prévoit de publier d'ici à 2006, fruit de ses recherches. Il y ajoutera, si possible, des interviews des descendants des «colons» suisses. D'ici là, de nombreux textes peuvent être consultés sur son site internet 1).


ARMATEUR à NANTES

Entre 1782 et 1817, la maison de négoce bâloise Handelshaus Burchhardt
a également agi comme armateur à Nantes pour des bateaux négriers comme «L'Intrépide» ou «Le Cultivateur», en particulier par sa filiale Bourcard fils & Co et avec le négociant bâlois Christoph Merian. Le capitaine Leray du «Cultivateur» inscrivit dans son journal une «cargaison» de 519 hommes, femmes, «négrillons» et «négrittes». De cet effectif, il déduisit ensuite 27 «têtes», des esclaves morts durant la traversée ou pendant la vente. Des établissements bancaires genevois tels que Thellusson et Necker, Cottin ou encore Banquet et Mallet, tout comme la maison Picot-Fazy, finançaient, surtout à partir de Nantes, la traite des esclaves africains. La banque Mallet tenait en dépôt un nombre considérable d'actions de la Compagnie des Indes, exclusivement pour le compte de Genevois et Bernois. D'autres banquiers bernois et zurichois faisaient du commerce avec les colonies et investissaient dans les ports négriers français.


PLANTATIONS GENEVOISES

Des Suisses possédaient également des plantations, comme le montrent divers documents. Ainsi, les famillesgenevoises de négociants et de banquiers Bertrand, Peschier, Flurnois, Butini, Gallatin, Dunant et Fatio détenaient des terres dans les Caraïbes et employaient des esclaves. De même, les membres de la famille patricienne bâloise Faesch exploitèrent au Surinam, pendant près d'un siècle, des plantations utilisant des «esclaves nègres». Les familles saint-galloises Rietmann, Högger et Schlumpf possédaient elles aussi des plantations au Surinam, telles que «L'Helvétia» et «La Liberté». Parmi les directeurs de plantations de cette région, on trouvait des citoyens des Grisons, d'Appenzell et de Schaffhouse. Des contingents suisses, comprenant des soldats de tout le pays, ont aidé à réprimer des soulèvements d'esclaves. Dans le cas de Saint-Domingue, il y avait très vraisemblablement des Fribourgeois, affirme Hans Fässler. Des Suisses détenaient le quasi-monopole de la production d'«indienne», tissu très convoité dans les échanges triangulaires. De grandes familles, comme les Pourtalès, de Pury, Favre et Rossel, à Neuchâtel, tirèrent une partie de leurs bénéfices du commerce transatlantique. PFY

1) Site internet: www.louverture.ch


Contre l'esclavage moderne

L'Année internationale de la lutte contre l'esclavage coïncide avec le bicentenaire de la proclamation du premier Etat noir, Haïti, symbole du combat et de la résistance des esclaves. «Cette commémoration n'est pas seulement un acte de solidarité historique avec les victimes d'une terrible injustice et avec ceux qui ont combattu pour leur liberté et leurs droits», a déclaré samedi au Ghana le directeur général de l'UNESCO, Koïchiro Matsuura. «Elle est aussi un acte de réaffirmation du combat toujours en cours contre toutes les formes de racisme et de discrimination.» Bien que l'esclavage ait été aboli, il persiste en ce début de XXIe siècle. Selon des estimations, deux millions de femmes et d'enfants sont toujours victimes de trafic d'êtres humains. Le Bureau international du travail affirme que 250 millions d'enfants travaillent dans le monde. Autre but de la commémoration: faire connaître l'empreinte majeure des cultures africaines à travers la planète. Le programme «La route de l'esclave», lancé il y a dix ans, sera poursuivi par de nouvelles études scientifiques, la création de musées et l'inscription des nouveaux sites historiques sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. Des congrès, expositions et concerts sont aussi prévus dans divers pays. PFY


Le hasard mène de Saint-Gall à Haïti

Si le Saint-Gallois Hans Fässler a fait ressurgir le passé esclavagiste de la Suisse, c'est un peu par hasard. L'enseignant et cabarettiste cherchait un angle original pour évoquer, sous forme d'un spectacle, le bicentenaire du canton de Saint-Gall, en 2003. La découverte d'un autre bicentenaire, celui de la mort du héros de l'indépendance haïtienne, Toussaint Louverture en 1803, dans sa cellule du Château de Joux (Jura français), à seulement quelques jours de la signature de l'Acte de Médiation par Napoléon, l'a poussé à faire des recherches historiques. C'est alors avec stupéfaction qu'il a découvert que des compatriotes suisses avaient participé au commerce négrier. Le spectacle, présenté une trentaine de fois, a connu «un très grand succès», selon son auteur: «Après l'affaire des fonds juifs, les gens semblent s'être habitués à entendre certaines vérités sur leur passé.» Deux représentations de «Louverture stirbt 1803» sont encore à l'affiche d'ici la clôture des festivités cantonales saint-galloises: le 7 février à Appenzell et le 19 février à Saint-Gall. PFY