Interpellation Pia Hollenstein (Saint-Gall) 5 mars 2003
Participation de la Suisse à l’esclavage et au commerce transatlantique des esclaves

Déjà en septembre 2001, Jean-Daniel Vigny, représentant suisse des droits de l’homme auprès des Nations-Unies, a pu relever, au sujet du débat qui se tenait à la conférence de l’ONU à Durban autour des demandes d’indemnisations adressées par l’Afrique à l’Europe, que la Suisse n’avait pas été impliquée dans l’esclavage, la traite des esclaves et le colonialisme. Or, depuis longtemps et de manière de plus en plus flagrante, il ressort de travaux effectués par des historiens européens et américains (Wallerstein 1980, Wirz 1984) mais aussi africains (Ki-zerbo 1978, UNESCO 1979, Thornton 1998) et antillais (Williams 1944, Fanon 1961, Rodney 1975) que non seulement les pays ayant une longue tradition de marine marchande, comme l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre et la Hollande, mais aussi l’ensemble des Etats du continent européen, ont tissé un réseau très étendu de liens commerciaux et financiers dans le triangle Europe-Afrique-Amérique. Il apparaît même que l’essor économique qu’a connu l’Europe entre les XVIe et XIXe siècles jusqu’à l’industrialisation se soit fondé pour une très large part sur ces relations économiques particulières, donc sur l’esclavage et la traite des esclaves entre les deux côtés de l’Atlantique.

De plus, il suffit de parcourir succinctement les divers travaux et études sur l’histoire sociale et économique de la Suisse du XVIIIe siècle et de reprendre la lecture de certains ouvrages de référence (Lüthy 1959, Peyer 1968, Meyer 1969) pour parvenir à la conclusion surprenante que l’implication suisse dans l’esclavage était bien plus marquée qu’on ne le savait jusqu’ici:

- La maison de négoce bâloise « Handelshaus Burckhardt » a financé des entreprises esclavagistes à Nantes et a participé en 1790, par sa filiale « Bourcard et fils », à l’armement d’un bateau négrier, opération à laquelle prenait part aussi Christoph Merian.
- L’entreprise vaudoise « Illens et Van Berchem » a armé à Marseille deux bateaux, le « Pays de Vaud » et le « Ville de Lausanne », pour les adapter au transport des esclaves du Mozambique. Par la suite, un troisième bateau, l’«Helvétie », a également pris part à ce type de transport.
- Des établissements bancaires genevois tels que "Thellusson et Necker", "Cottin" ou "Banquet et Mallet", tout comme la maison Picot-Fazy, ont financé et soutenu, surtout à partir de Nantes, la traite des esclaves africains. Les membres des familles genevoises de négociants et de banquiers Bertrand, Peschier, Flurnois, Butini, Gallatin, Dunant et Fatio possédaient diverses plantations dans les Caraïbes qui employaient des esclaves (Dominique, Grenade, Surinam).
- Les membres de la famille patricienne bâloise Faesch possédaient au Surinam, pendant près d’un siècle, des plantations employant des « esclaves nègres » ; le bâlois Jakob Hoffmann a pris part au commerce d’esclaves à Curaçao.
- Les banques Marcuard, de Berne, et Leu, de Zurich, ont acquis des actions de la « Compagnie des Indes », une société française jouissant de privilèges de l’Etat et disposant notamment d’un monopole dans la traite d’esclaves en Afrique de l’Ouest : son capital était détenu à hauteur de 31% par des suisses. Le banquier bernois Emmanuel Haller s’est livré à un florissant commerce avec les colonies, et la banque zuricoise « Rougement, Hottinguer & Cie » a participé, par des investissements dans les « ports d’esclaves » français du Havre, de Nantes et de Marseille, à des entreprises de commerce d’Outre-mer.
- Les membres des familles saint-galloises Rietmann, Högger et Schlumpf possédaient au Surinam les plantations « L’Helvétia » et « La Liberté », y compris les esclaves qui y étaient employés ; l’entreprise de plantation « Züblin’s Lust » appartenait à une famille saint-galloise (Züblin).
- Au Surinam, on comptait parmi les « directeurs » des plantations des citoyens des Grisons (Conrad), d’Appenzell (Schläpfer) et de Schaffhouse (Winz).
- En 1763, le colonel genevois Louis Henri Fourgeoud a aidé à réprimer un soulèvement d’esclaves au Surinam (1773-78) ; le capitaine schaffhousois Wipf a commandé un contingent suisse engagé dans une opération visant à réintroduire l’esclavage en Haïti.
- Un bâlois au service de la « Schwedisch-Africanische Compagnie », Isaac Miville, a créé en 1652 la forteresse « Cape Coast Castle » (aujourd’hui au Ghana) destinée à rassembler les esclaves; le bâlois Reinhard Iselin a été le conseiller financier du roi du Danemark et un grand entrepreneur dans les colonies.
- A Nantes, cinq familles suisses étaient actives dans la traite des esclaves et ce sont des suisses qui détenaient le quasi monopole de la production de tissu d’indienne, un important bien d’échange dans le commerce triangulaire.
- Certains commerçants et banquiers célèbres (surtout dans la branche textile et les denrées coloniales), leurs familles et leur dynastie ont tiré une partie de leurs bénéfices du commerce transatlantique des esclaves dans la mesure où ils participaient plus ou moins directement aux échanges triangulaires. Citons notamment les familles Escher (Zurich), Rieter (Winterthour), Zellweger et Wetter (Appenzell Rhodes-Ext.), Riedy (Bâle), Kunkler et Zollikofer (Saint-Gall), Ammann (Schaffhouse), de Pury, Pourtalès, Favre et Rossel (Neuchâtel) ainsi que Labhardt, Gyger et Gonzenbach (Thurgovie).

Je prie le Conseil fédéral de bien vouloir répondre aux questions suivantes :

1) Quelles sont les réflexions qu’inspire au Conseil fédéral le contraste résultant du fait que l’opinion publique et les chercheurs n’étaient guère conscients de la situation ainsi décrite par rapport à l’ampleur manifeste de ces liens entre de larges pans de l’économie et de la société suisses d’une part et l’esclavage et le commerce des esclaves d’autre part ?
2) Le Conseil fédéral est-il disposé à réétudier la participation de la Suisse à l’esclavage et à la traite transatlantique des esclaves ou bien à apporter son soutien aux travaux de recherche effectués sur ce thème par des historiens africains, européens ou suisses ? Cette question s’impose à la lumière de la déclaration faite par le conseiller fédéral Samuel Schmid le 1er août 2002 au sujet de l’histoire suisse («Nous sommes assez forts pour nous pencher sur notre histoire. Nous avons remis à sa place ce qui devait l’être »), mais aussi compte tenu non seulement de l’insistance croissante avec laquelle les africains demandent un réexamen de la participation européenne (et arabe) à l’esclavage et à la colonisation ainsi qu’une indemnisation, mais aussi de l’appel lancé aux sociétés civiles africaines en vue d’une prise en charge responsable de leur destin (Soyinka 1999, Union africaine 2002)?
3) En 2001, la Suisse a approuvé par sa signature la déclaration finale suivante marquant la fin de la conférence de Durban: « Nous reconnaissons que l’esclavage et la traite des esclaves, (…), ont été des tragédies effroyables dans l’histoire de l’humanité, en raison non seulement de leur barbarie odieuse, mais encore de leur ampleur, de leur caractère organisé et tout spécialement de la négation de l’essence des victimes; nous reconnaissons également que l’esclavage et la traite des esclaves constituent un crime contre l’humanité (…) et sont l’une des principales sources et manifestations du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance qui y est associée (….). (La conférence mondiale) reconnaît et regrette profondément les immenses souffrances humaines et le sort tragique subis par des millions d’hommes, de femmes et d’enfants du fait de l’esclavage, de la traite des esclaves, de la traite transatlantique des esclaves, de l’apartheid, (…) et du génocide. ». Le Conseil fédéral est-il disposé, en collaboration avec les organisations africaines, américaines et européennes de la Société civile, de mettre au point des concepts relatifs à une réparation et à une indemnisation au bénéfice de l’Afrique, si le réexamen proposé devait confirmer l’ampleur de l’implication suisse dans cette affaire ?