Grand Conseil du Canton de Genève
Interpellation urgente écrite de Jeannine de Haller, déposée le 3 avril 2003
Participation Suisse et Genevoise à lesclavage et au commerce transatlantique des esclaves
Jean-Daniel Vigny, représentant suisse auprès des Nations-Unies, a relevé en 2001, lors du débat à Durban sur les demandes dindemnisations adressées par lAfrique à lEurope, que la Suisse navait pas été impliquée dans lesclavage, la traite des esclaves et le colonialisme. Or, depuis longtemps et de manière de plus en plus flagrante, il ressort de travaux effectués par des historiens européens et américains, mais aussi africains et antillais, que non seulement les pays ayant une longue tradition de marine marchande, comme lEspagne, le Portugal, lAngleterre et la Hollande, mais aussi lensemble des Etats du continent européen, ont tissé un réseau très étendu de liens commerciaux et financiers dans le triangle Europe-Afrique-Amérique. Il semble même que lessor économique qua connu lEurope entre les XVIe et XIXe siècles jusquà lindustrialisation se soit fondé pour une très large part sur ces relations économiques particulières, donc sur lesclavage et la traite des esclaves entre les deux côtés de lAtlantique.
Il suffit de parcourir rapidement les divers travaux et études sur lhistoire sociale et économique de la Suisse du XVIIIe siècle et de reprendre la lecture de certains ouvrages de référence pour parvenir à la conclusion surprenante que limplication suisse dans lesclavage était bien plus marquée quon ne le savait jusquici. Dans toutes les étapes de la traite des noirs, on trouve des acteurs suisses: du fondateur dune forteresse destinée à rassembler les esclaves sur la côte africaine, à travers larmateur, le financier, lassureur et le propriétaire dactions de navires négriers, jusquau propriétaire de plantations, lofficier et le soldat combattant les esclaves révoltés et finalement au marchand engagé dans la traite triangulaire par la branche textile et les denrées coloniales (sucre, café, coton, indigo).
La région genevoise a également été intégrée à ce réseau suisse et européen de relations financières et commerciales. Les Genevois ont contribué de façon non négligeable au commerce colonial, celui "des Iles d'Amérique" surtout, avec ses dynasties de négociants-armateurs-négriers-planteurs.
- Des établissements bancaires tels que "Thellusson et Necker", "Cottin" ou "Banquet et Mallet", tout comme la maison Picot-Fazy, ont financé et soutenu, surtout à partir de Nantes, la traite des esclaves africains.
- Les membres des familles genevoises de négociants et de banquiers Bertrand, Peschier, Flournois, Butini, Gallatin, Dunant et Fatio possédaient diverses plantations dans les Caraïbes qui employaient des esclaves (Dominique, Grenade, Surinam).
- Un banquier de Genève, Urbain Roger, organisa en 1760 pour la couronne danoise un emprunt de 500000 écus pour l'acquisition des îles et colonies antillaises (dont lîle de St Thomas, qui était surtout connu pour son marché d'esclaves).
- La maison Chabbert parait également s'être intéressée, en 1748, à la Compagnie pour la traite des noirs de la côte d'Angola. Enfin, Chabbert & Banquet, puis Banquet & Mallet ont été les banquiers à Paris des grands armateurs bordelais David et Abraham Gradis.
- La banque Mallet tenait en dépôt un nombre considérable d'actions de la Compagnie des Indes, exclusivement pour compte genevois et bernois.
- Le colonel genevois Louis Henri Fourgeoud a aidé à réprimer un soulèvement desclaves au Berbice (1763) et au Surinam (1773-78).
Considérant ce qui précède, je demande au Conseil dEtat genevois de bien vouloir répondre aux questions suivantes :
1) Quelles sont les réflexions quinspire au Conseil dEtat le contraste résultant du fait que lopinion publique et les chercheurs nétaient guère conscients de la situation ainsi décrite par rapport à lampleur manifeste de ces liens entre de larges pans de léconomie et de la société suisses et genevoises dune part, et lesclavage et le commerce des esclaves dautre part ?
2) Le Conseil dEtat est-il disposé à réétudier la participation Suisse et genevoise à lesclavage et à la traite transatlantique des esclaves ou bien à apporter son soutien aux travaux de recherche effectués sur ce thème par des historiens africains, européens ou suisses ?
3) En 2001, la Suisse a approuvé par sa signature la déclaration finale suivante marquant la fin de la conférence de Durban: « Nous reconnaissons que lesclavage et la traite des esclaves, (
), ont été des tragédies effroyables dans lhistoire de lhumanité, en raison non seulement de leur barbarie odieuse, mais encore de leur ampleur, de leur caractère organisé et tout spécialement de la négation de lessence des victimes; nous reconnaissons également que lesclavage et la traite des esclaves constituent un crime contre lhumanité (
) et sont lune des principales sources et manifestations du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de lintolérance qui y est associée (
.). (La conférence mondiale) reconnaît et regrette profondément les immenses souffrances humaines et le sort tragique subis par des millions dhommes, de femmes et denfants du fait de lesclavage, de la traite des esclaves, de la traite transatlantique des esclaves, de lapartheid, (
) et du génocide. ». Le Conseil dEtat est-il disposé, en collaboration avec les organisations africaines, américaines et européennes de la Société civile, à mettre au point des concepts relatifs à une réparation, à une indemnisation et/ou un acte symbolique envers lAfrique, si le réexamen proposé devait confirmer lampleur de limplication suisse et genevoise dans cette affaire ?
Je vous remercie de vos réponses.