Elles doivent payer !

Les Etats européens ont fait leur unité nationale à un moment où les bourgeoisies nationales avaient concentré dans leurs mains la plupart des richesses. Commerçants et artisans, clercs et banquiers monopolisaient dans le cadre national les finances, le commercce et les sciences. La bourgeoisie représentait la classe la plus dynamique, la plus prospère. Son accession au pouvoir lui permettait de se lancer dans des opérations decisives: industrialisation, développement des communications ei bientôt recherches de débouchés « outre-mer ».

En Europe, si l'on excepte quelques nuances (1'Angleterre par exemple avait pris une certaine avance) les difféents Etats au moment où se réalisait leur unité nationale connaissaient une situation écconomique à peu près uniforme. Aucune nation vraiment, par les caractères de son développement et de son évolution, n'insultait les autres.

Aujourd'hui, l'indépendance nationale, la formation nationale dans les régions sous-développées revêtent des aspects totalement nouveaux. Dans ces régions, quelques réalisations spectaculaires exceptées, les différents pays présentent la même absence d'infrastructure. Les masses luttent contre la même misère, se débattent avec les mêmes gestes et dessinent avec leurs estomacs rapetissé ce que l'on a pu appeler la géographie de la faim. Monde sousdéveloppé, monde de misère et inhumain. Mais aussi monde sans mèdecins, sans ingénieurs, sans administrateurs. Face à ce monde, les nations européennes se vautrent dans l'opulence la plus ostentatoire. Cette opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s'est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne, du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l'Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela, nous décidons, de ne plus oublier.

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La vérité c'est que nous ne devons pas accepter ces conditions. Nous devons carrément refuser la situation à laquelle veulent nous condamner les pays occidentaux. Le colonialisme et l'impérialisme ne sont pas quittes avec nous quand ils ont retiré de nos territoires leurs drapeaux et leurs forces de police. Pendants des siècles les capitalistes se sont comportés dans le monde sous développé comme de véritables criminels de guerre. Les déportations, les massacres, le travail forcé, l'esclavagisme ont été les principaux moyens utilisés par le capitalisme pour augmenter ses réserves d'or et de diamants, ses richesse et pour établir sa puissance. Il y a peu de temps, le nazisme a transformé la totalité de l'Europe en véritable colonie. Les gouvernements des différentes nations européennes ont exigé des réparations et demandé la restitution en argent et en nature des richesses qui leur avaient été volées : oeuvres culturelles, tableaux, sculptures, vitraux ont été rendus à leurs propriétaires. Dans la bouche des Européens au lendemain de1945 une seule phrase: « L'Allemagne paiera ».

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Tres concrètement l'Europe s'est enflée de façon démesurée de l'or et des matières premières des pays coloniaux: Amérique latine, Chine, Afrique. De tous ces continents, en face desquels l'Europe aujourd'hui dresse sa tour opulente, partent depuis des siècles en direction de cette même Europe les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques. L'Europe est littéralement la création du Tiers-Monde.Les richesse qui l'étouffe sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés. Les ports de la Hollande, Liverpool, les docks de Bordeaux et de Liverpool spécialisés dans la traite des nègres doivent leur renommée aux millions d'esclaves déportés. Et quand nous entendons un chef d'Etat européen délarer la main sur le coeur qu'il lui faut venir en aide aux malheureux peuples sous-développés nous ne tremblons pas de reconnaissance. Bien au contraire nous nous disons "c'est une juste réparation qui va nous être faite". Aussi n'accepterons-nous pas que l'aide aux pays sous-développés soit un programme de «soeurs de charité». Cette aide doit être la consécration d'une double prise de conscience, prise de conscience par les colonisés que cela leur est dû et par les puissances capitalistes qu'effectivement elles doivent payer. Que si, par inintelligence - ne parlons pas d'ingratitude - les pays capitalistes refusaient de payer, alors la dialectique implacable de leur propre systième se chargerait de les asphyxier.


[aus: Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Gallimard 1991, S. 130 ff.]